L’élevage et la pensée anarchiste

La question de l’élevage est toujours un sujet amenant à des débats prolifiques, parfois houleux chez les anarchistes. Afin de ne pas partir vers des envolées passionnées, il convient d’analyser le sujet en tant qu’anarchiste matérialiste, avec un regard se basant sur une démarche scientifique, rationnelle, éloignée de l’émotion ou du sensationnel.

Elevage intensif et combat libertaire.

La réduction ou le bannissement des produits animaux de notre consommation ne doit pas se cantonner à des restrictions par pur snobisme. Ce boycott doit être un enjeu politique en cohérence avec les luttes anarchistes.

Un acte écologiste individuel cohérent avec les combats collectifs.

L’élevage industriel, très majoritaire en France, gaspille les ressources naturelles. Suite aux manifestations de Soline, l’eau est mise sur le devant de la scène. L’eau douce, ressource vitale, tend à se raréfier. Raréfaction amplifiée par le réchauffement climatique, les sécheresses, l’accaparement d’agroindustriel·les ou industries tout court (centrales nucléaires…). Or la production de protéines animales (car d’un point de vue nutritif, c’est bien la protéine qui est ici recherchée) demande entre 1,5 (poulet) à 2,5 (porc) fois plus d’eau que celle de protéines végétales.

L’élevage accapare 70% des terres agricoles, dont la moitié sert à des cultures fourragères (maïs des bassines…). Pour produire une calorie animale en France, il faut en moyenne 4 fois plus de surface que pour une calorie végétale.

Concernant l’effet de serre, une étude de 2018 a démontré que manger végétal serait 6 fois plus efficace contre le réchauffement climatique que de manger bio et local. L’élevage étant fortement émetteur de méthane (25 fois plus puissant que le CO2 sur 100 ans, 80 fois sur 20 ans), pas étonnant de constater cet impact néfaste sur le climat. Sans compter sur les déforestations liées à l’élevage dans certaines régions du monde (soja à destination animale).

Enfin, certaines nuisances environnementales de l’élevage sont largement amplifiées quand celui-ci est industriel du fait de la concentration d’animaux et donc de déjections : nitrates, pluies acides, marées vertes…

Un moyen de lutter contre la sous-alimentation.

En 2021, 826 millions de personnes souffraient de la faim dans le monde (UNICEF). Or, l’élevage utilise énormément de surfaces agricoles en comparaison des cultures végétales. Pire, au Moyen-Orient, en Afrique centrale ou en Amérique du sud, des végétaux sont cultivés et destinés à l’exportation pour nourrir les animaux d’élevages des pays riches. Le soja, qui est une légumineuse aux propriétés intéressantes pour l’humain·e (richesse en protéines équilibrées en acides aminés, oméga-3, glucides complexes) est à 85% destiné à l’alimentation animale. Quel gaspillage énergétique puisqu’il faut entre 6 et 7kg de protéines végétales pour obtenir seulement 1 kg de protéines animales (3/1 pour les œufs).

L’autosuffisance alimentaire passe donc nécessairement par une réduction drastique de la consommation de produits animaux au profit de cultures vivrières utilisées localement.

Contrer l’augmentation des maladies typiquement occidentales.

Beaucoup de maladies typiquement occidentales ont pour origine la surconsommation de produits animaux : obésité, diabète, cancers, maladies cardio-vasculaires… Parmi celles-ci, le top trois des causes de mortalités de nos régions. La viande rouge est classée depuis 2015 comme cancérigène probable par le Centre d’Information et de Recherche sur le Cancer, au même titre que le glyphosate ou le chlordécone. Quant à la viande transformée (charcuterie…), elle est classée cancérigène certain.

L’élevage de masse est aussi vecteur de maladies par la concentration d’individus qu’il implique et la promiscuité humain·es/animaux induite. 60% des agents pathogènes humains sont d’origine animale. La destruction d’habitats sauvages d’espèces endémiques, pour l’agriculture, provoque aussi des migrations ou adaptations de ces dernières les faisant côtoyer de plus en plus les humain·es, transmettant ainsi des maladies dont nous étions jusqu’ici préservé·es (grippes aviaires, covid…).

Enfin, l’élevage intensif est aussi très consommateur d’antibiotique, provoquant l’antibiorésistance de nombreuses souches bactériennes d’autant plus difficiles à combattre en cas d’épidémie.

Elevage tout court et pensée anarchiste.

L’élevage intensif qui, rappelons-le, est majoritaire est donc un danger. Nous pourrions nous arrêter au combat contre ce type d’agriculture exploitant les humain·es et l’environnement et consommer moins mais des produits animaux provenant d’élevages extensifs, locaux, bio… Pourquoi en tant qu’anarchiste vouloir aller plus loin ?

Clarifier d’abord un concept s’opposant à l’élevage : le veganisme. Le veganisme n’est rien d’autre qu’un mode de consommation, au même titre que la consommation bio ou locale. Il n’y a pas une philosophie unique derrière. Celle-ci peut avoir de multiples origines dont certaines sont bien éloignées de la pensée anarchiste : effet de mode, croyances…

Situer nos limites empathiques ?

L’anarchisme lutte par essence contre les rapports de domination. Jusqu’où pouvons-nous étendre l’analyse de ces rapports ? Les limiter simplement aux liens affinitaires ? Identitaires ? Les étendre aux rapports nous liant avec notre smartphone ?

Pour nos ennemis politiques, les limites aux revendications égalitaires s’arrêtent aux frontières de la classe sociale, de la religion, de la race, du sexe, du genre… Nous, anarchistes, nous les étendons à toutes personnes humaines, c’est-à-dire aux individus de notre propre espèce. En quoi l’espèce est-elle un critère pertinent de discrimination nous permettant de nous octroyer le droit de tuer, mutiler, inséminer de force, exploiter, enfermer… celleux n’en faisant pas partie ? Ce critère ne devrait-il pas être placé en fonction de la capacité à ressentir une souffrance vis-à-vis de ces pratiques ? Ou en fonction de la capacité à ressentir du plaisir ou une volonté de vivre ? Et biologiquement, qu’est-ce que la souffrance ? La souffrance est l’analyse, par un centre nerveux, d’un message transmis du siège d’une agression portant atteinte à l’intégrité physique ou psychologique d’un individu (donc composé de plusieurs cellules). Ce message peut être chimique/hormonale (comme le cortisol en cas de stress) ou électrique (potentiel d’action délivré par nocicepteur via un nerf). Le centre nerveux agit en retour pour provoquer une action : délivrance de dérivés morphiniques pour atténuer la douleur, mouvement pour échapper à la source de la souffrance…

La souffrance est donc le propre de l’animal. Si nous tenons à utiliser un critère pertinent pour la réduire, il convient alors de prendre en compte dans nos rapports, ceux qui nous lient aux autres animaux afin de ne pas la provoquer volontairement chez elleux. Par ce changement de paradigme, lutter pour l’abolition de la chasse, la pêche et l’élevage devient alors une évidence.

Contrairement au veganisme qui est une action purement consumériste et individualiste, nous revendiquons une pensée politique anarchiste visant à réduire, voire abolir, toute pratique violente des humain·es envers les autres animaux.

Un autre rapport à l’environnement.

Prenant en compte la volonté de ne plus exploiter les êtres capables de ressentir la souffrance, tout soutien à la chasse, la pêche ou l’élevage devrait être combattu. Soutiens de l’Etat bien sûr, mais aussi soutiens associatifs, syndicaux, militants, de réseau de consommateur·trices…

La préservation d’espaces naturels (bocages, zones humides, prairies…) ne devrait plus être conditionnée à des activités liées au commerce de produits animaux. Imaginons que, progressivement, certaines zones soient dédiées à la protection d’individus sauvé·es du système de l’élevage. Oubliant l’utilitarisme anthropocentré, nous pouvons aussi avoir l’idée de ne plus intervenir sur des zones naturelles voire d’y planter ce qui deviendrait des forêts primaires dans deux siècles.

Certain·es auteur·trices (la plupart n’étant pas anarchistes) pensent que nous perdrions notre humanité en perdant le lien d’élevage qui nous lie aux autres animaux. Serions-nous défini·es par nos rapports de dominations ? Au contraire, l’humanité gagnerait à cesser cette dissonance cognitive perpétuelle nous faisant considérer certains animaux comme membres de nos familles et d’autres en tout point semblables comme des objets de consommation. A ne plus croire (car il s’agit bien d’une croyance irrationnelle) qu’il existerait un contrat tacite (don / contre-don) qui nous permettrait de tuer la progéniture d’un individu sous prétexte que nous lui offrons le gîte et le couvert. A ne plus vouloir réhabiliter des croyances animistes par une réappropriation culturelle de circonstance. Le combat anarchiste aurait tout à gagner dans cette cohérence mettant le combat pour l’égalité de considération des êtres sentients au-dessus de celles régies par des biais de raisonnement.

Article paru dans le Monde Libertaire de septembre 2023Voir ICI

Note : L’humain·e est un animal bien entendu mais pour faciliter la lecture de ce texte, le mot « animal » désigne ici les animaux non-humain.

Bibliographie :

CNRS, Communiqué de presse du 22 juillet 2020. Accroissement du bétail : un facteur pandémique mondial.

Craig, W.L., Mangels, A.R., 2009. Position of the american dietetic association : vegetarian diets. AMD. DOI : 10.1016/j.jada.2009.05.027

Gide, C. et al., 2021. Cause animale, lutte sociale. Le passager clandestin.

GIEC, 2023. Sixth Assessment Report. https://www.ipcc.ch/assessment-report/ar6/

Mekonnen and Hoekstra, 2012. A Global Assessment of the Water Footprint of Farm Animal Products. Ecosystems, 15, 401-415. https://doi.org/10.1007/s10021-011-9517-8

Solagro, 2018. BioNutriNet – Etude sur l’impact des régimes alimentaires bio sur la santé et l’environnement. https://solagro.org/

UNICEF, 2022, Le nombre de personne souffrant de la faim dans le monde a atteint 828 millions en 2021. https://www.unicef.fr/